BAUDELAIRE (Charles). Lettre autographe signée de ses initiales à Narcisse Ancel...


BAUDELAIRE (Charles). Lettre autographe signée de ses initiales à Narcisse Ancelle, son conseil judiciaire et confident. [Bruxelles], 21 décembre 1865. 8 pp. in-8, petites perforations portant atteinte à 2 mots. Avec 2 courtes apostilles, dont une autographe de Narcisse Ancelle. Magnifiq ue et longue lettre sur les Fleurs du mal, sur son isolement hautain à Bruxelles malgré ses visites chez l'épouse de Victor Hugo, sur son dédain pour « le petit journalisme », « la littérature de café », « la femme Sand », sur sa « haine » contre les libéraux et la Belgique, sur ses difficultés physiques, morales et financières. Charles Baudelaire traite également de ses efforts pour faire acc epter ses oeuvres complètes à un édi teur, motivé en cela par des raisons tant financières que littéraires, puisqu'il était perclus de dettes et qu'il possédait des inédits. Après avoir essuyé en 1864 un échec auprès de Lacroix et Verboeckoven (éditeurs des Misérables), il mena de longues négociations avec les frères Garnier qui refusèrent d'abord son pamphlet Pauvre Belgique, et finirent par lui opposer une fin de non recevoir générale en février 1866. Il mourut ainsi en 1867 sans avoir vu l'édition de ses oeuvres complètes : ce sont ses exécuteurs testamentaires qui se chargèrent de les faire publier chez Michel Lévy, en 1868-1869. Sur Narcisse Ancelle, voir ci-dessus le n° 1. « ... Il y a bien longtemps que j'aurais dû vous répondre , mais j'ai été saisi pa r une név ralgie à la tête qui dure dep uis pl us de quinze jours , vo us save z que cela rend bête et fo u [Baudelaire attribuait cela entre autres à sa longue consommation d'opium] , et pour pouvoir écrire aujourd'hui à vous, à Lemer [le libraire Julien Lemer, agent littéraire de Charles Baudelaire, qui négociait en vain avec les frères Garnier les conditions d'une édition de ses oeuvres complètes] et à ma mère, j'ai été obligé de m'emmailloter la tête dans un bourrelet que j'imbibe d'heure en... heure d'eau sédative. Les crises sont moins violentes que l'an passé, mais le mal dure bien plus longtemps. – Je dois avant tout vous faire mille excuses pour l'ennui que je vais vous causer. Rien n'est plus insupportable que les commissions pour un homme occupé. Je sens combien je suis indiscret , mais comment faire, et à qui m'adresser, si ce n'est à vous ? Il s'agit de la montre . D'ailleurs le temps est venu (sinon pass é !) de la dégage r, et vo us save z combie n je tie ns à ce souvenir [le 26 décembre 1864, Baudelaire avait confié cette montre au Mont-de- Piété de la rue Joubert, près de la gare Saint-Lazare à Paris]. J'ai cette manie de vo uloi r savoi r l'heure à to ut insta nt, et de ne pas pouvoi r travaille r sans pe ndule. Or, je n'en ai pas dans ma chambre. Pendant très longtemps, je me suis servi d'une montre prêtée qui m'a été réclamée. Ainsi, il vaut mieux dégager que renouveler. Je suis vraiment désolé des courses que cela va vous imposer. Aller une fois, deux fois peut-être, au Mont-de-piété, empaqueter soigneusement cela dans une petite boîte de telle façon que l'objet ne puisse pas bouger en route, et enfin le déposer au chemin de fer ou à la poste, en demandant un reçu. Je crois qu'heureusement vous avez ce qu'on nomme une grande reconnaissance, et que le bureau de la rue Joubert est un grand bureau. Alors il n'y aura qu'une course. Mais vous pouvez vous débarrasser de tout cela chez un commissionnaire en qui vous ayiez confiance. Le reçu ci-joint représente les 40 francs de la montre, 100 fr. que je vous demande pour suffire aux besoins du jour de l'an (ce qui me navre) (et c'est pour les soustraire à la maîtresse de l'hôtel [madame Lepage, patronne de l'hôtel du Grand Miroir] que je vous prie de me les adresser poste restante), enfin 10 fr. que je suppose devoir être plus que suffisants pour les intérêts du mont-de-piété et... les deux affranchissements. Il va sans dire qu'il faut que dans les premiers mois de l'année je rétablisse l'équilibre dérangé par une avance de trois cents francs. C'est facile en ne prenant que 80 ou 90 fr. par mois. En avril nous serons au pair. Je ne me va nte pas de posséder enco re ces vulgai res vertus que vo us m'ave z ta nt prêchées , mais cependant vous avez pu vous apercevoir que j'y tends un peu. J'ai à peu près une trentaine de francs à éparpiller entre les domestiques, et je ne pe ux pas ne pas appo rte r quel ques bagatelles dans deux ou trois maisons, pa rtic ulièrement chez mad. Hugo où j'ai beauco up fréquenté . Maintenant je ne vois plus personne, – malgré votre conseil. j'aime mieux mon ennui que la distraction causée par des conversations insipides. Et puis j'ai l'esprit toujours tourné vers ma mère ou vers ce maudit Julien Lemer. Rien de plus. D'ailleurs, je ne pe ux pl us quitte r ma chambre. Ma coiff ure fait sca ndale, même dans la co ur. Et vo us suppose z que je lis les fa daises de Paris et les bava rdages d'un M. Roc hefo rt [le publiciste Henri de Rochefort était alors une des plumes républicaines du Figaro] , mais je co nnais trop bien ce qu'on appelle le petit journalisme, et les petites gazettes , et la litté rat ure de café . Et vous me parlez du sieur Lanfrey [l'historien anticlérical Pierre Lanfrey], mais vous avez donc oublié ma haine co ntre ce qu'on appelle les lib éraux. Le livre sur la Belgi que est justeme nt l'expressio n de cette haine. – Julien Lemer me l'a récemment fait demander ou tout au moins le plan minutieux, l'argument. Je crois qu'il veut l'acheter. Mais tant que je n'aurai pas l'assurance de quelques heures de répit dans mon crâne, je ne pourrai pas travailler. [Charles Baudelaire n'achèverait jamais son pamphlet Pauvre Belgique, dont personne ne voulait, et qui paraîtrait en l'état en 1952.] J'ai reçu, il y a quelques jours, quinze jours à peu près, une visite agréable qui m'a un peu remonté le caractère, – pour quelques heures. Un jeune homme de Paris, de mes amis, est venu me voir [l'écrivain Léon Massenet de Marancour] , il avait rencontré Julien Lemer sortant de chez les Garnier, et prétendant toujours que la chose se ferait. Lemer ne parle plus de 4000 fr., mais de 5 ou 6000. Mais quel mystère que ces lenteurs ! Enfin, le tumulte du jour de l'an passé, j'irai m'enquérir moi-même de tout cela. Et mon nom qui se laisse oublier ! Et les Fle urs du mal qui sont une vale ur dormante , et qui dans une main habile auraient pu, dep uis neuf ans, avoi r deux éditio ns pa r an ! Et les autres livres ! Quelle maudite sit uatio n ! Et en supposant la Belgique parfaitement fini, et acheté par Lemer, il ne pourra m'en donner tout au plus que 800 fr. pour le premier tirage , or, non seulement une pareille somme est pour moi très insuffisante, mais de plus je ne peux pas laisser imprimer le livre tant que je serai en Belgique. Donc il faut en revenir à l'affaire Garnier. Le nouveau roi a fait son entrée triomphale sur un air des Bouffes-Parisiens, "c'est le roi barbu qui s'avance" [célèbre « couplet des rois » de l'opéra La Belle Hélène de Jacques Offenbach , créé en décembre 1864 au théâtre des Bouffes-Parisiens]. C'est la faute d'un naïf allemand dirigeant l'orchestre militaire. Ce pe uple est si profondément bête que pe rsonne n'a trouvé cela bouffon. Les prince d'Orléans n'ont pas assisté à la prestation du serment. Ils ont préféré se retirer plutôt que de céder la préséance aux ambassadeurs. Tout ce deuil national s'est exprimé par une boissonnerie épouvantable. Jamais les rues n'ont été tant inondées d'urine et de vomissements. Le soir, j'ai voulu sortir, et tout de suite je suis tombé par terre. – Me voil à obligé d'ajoute r un chapit re sur le vieux roi [Baudelaire plaça effectivement parmi ses notes pour Pauvre Belgique cette anecdote sur la mort du roi Léopold Ier et l'avènement de Léopold II le 17 décembre 1865]. Si vo us aimez, comme moi, vo us mett re un pe u de rage au cœ ur, lisez un grand succ ès pa risien, Une Cure du docteur Pontalais. C'est l'histoire d'un saint, converti à l'athéisme par un jeune médecin. C'est une infami e, écrite par un so t [Robert Halt]. C'est di gne de la femm e Sand [Baudelaire vibre encore ici de la rage avec laquelle il avait lu le roman de George Sand Mademoiselle La Quintinie paru en 1863]... » Charles Baudelaire, Correspondance, t. II, pp. 548-551.


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